26 juillet 2011

Les Black Eyed Peas ou le comble du cynisme?

"This show was "very special" as it's the last time we're going to be in England for a long time. We want you to know that we love you and thank you for the support you've given from the beginning. This isn't going to be the last time you'll see us."

C'est avec ces mots que Fergie annonça, début juillet, au public londonien que son groupe, les Black Eyed Peas, allait faire une pause. Will.I.Am, via Twitter, s'empressa de bien préciser que la séparation était momentanée mais ce fut largement assez pour alimenter les rumeurs de séparation, séparation qui ferait probablement exploser la blogosphère et la twittosphère "de bon goût" d'une joie faisant passer le Grand Prix Cannois de Roberto Benigni pour une sévère dépression nerveuse.

C'est un fait : les amateurs d'Arcade Fire n'aiment pas les Black Eyed Peas... et inversement. La vague de haine sur le groupe n'est donc perceptible que d'un seul côté de la barrière de la hype. Le nombre de résultat à la requête Google "hate black eyed peas" est donc très très modeste. Le consensus de la haine comme ça peut être le cas sur Ashton Kutcher est loin d'être une réalité - malgré ce que peut laisser penser certaines timelines Twitter (la mienne y compris).

La réalité, c'est près de 35 millions d'albums vendus en moins de 15 ans et sûrement à peu près autant de singles. Sur une décennie où les majors de la musique se sont nommés Napster puis Kazaa puis Rapidshare, Megaupload ou BitTorrent, c'est un chiffre remarquable. Un chiffre loin des sommets qu'ont pu atteindre entre 1998 et 2011, les champions toutes catégories des charts de la dernière décennie, Britney Spears (75 millions), Madonna (50 millions) ou Eminem (86 millions), mais un chiffre qui s'est construit d'une façon toute particulière.

En effet, alors que toutes les icônes pop citées plus haut se sont toutes bâties sur un premier gros succès, les Black Eyed Peas se sont construits sur l'échec. Madonna a eu son album éponyme vendu à 10 millions d'exemplaires et porté par des singles comme "Holiday", "Lucky Star" ou "Borderline". Britney a eu son "Baby One More Time" vendu à 25 millions d'exemplaires. Eminem a eu son "Slim Shady LP" et ses 14 millions d'exemplaires vendus. En faisant l'inventaire des plus gros vendeurs de ces 15 dernières années, le schéma est toujours à peu près le même. Si vous n'explosez pas les scores du Billboard ou du Top 50 dès vos débuts en majors, vous avez assez peu de chances de "faire carrière" un jour dans l'impitoyable monde de la pop music. Ca ne vous empêchera pas d'avoir des hauts et des bas ou même de disparaître complètement des radars après quelques années dans le biz mais ça vous donne les fondations nécessaires pour durer. Les carrières "dans la durée" en pop music, c'est pas vraiment ça.

C'est pourtant le cas des Black Eyed Peas.

"Behind The Front" sort en 1998 et est le premier album de Will.I.Am et de ses compères. Le son est très inspiré du mythique A Tribe Called Quest. Le label Interscope est prestigieux et a déjà signé des grosses pointures du Hip Hop américain (de Snoop Dogg à Jurassic 5 en passant par 2Pac ou Rakim). Les paroles sont dans la veine "consciente" et "positive" du Hip Hop moderne. On y entend des choses comme "Nowadays it's hard to make a living/But easy to make a killing/Cuz people walk around with just one inch of feeling/I feeling nauseated from your evil drug dealing/Blood spilling, the definition of top billing." Les Black Eyed Peas sont clairement un groupe qui peut passer sur les ondes. Le son est funky et les seules personnes pouvant se sentir offusquées sont les rappeurs hardcore et gangsta. En plus, la critique est élogieuse. Mais les ventes ne suivent pas. Le seul clip réalisé pour l'album n'est jamais diffusé et le groupe ne séduit qu'un petit groupe d'experts et curieux. Echec.

Sorti deux ans plus tard, "Bridging The Gap", conçu sur une même veine, ne fait guère mieux, malgré les nombreux invités venus portés renfort (DJ Premier, Macy Gray, De La Soul, Wyclef...). Quelques singles ("Request Line", "Weekends") franchissent les barrières des charts rap américains mais rien de transcendant pour le groupe qui reste cantonné à un de ces multiples groupes Hip Hop sans vraie reconnaissance du grand public.

Puis vint "Elephunk", trois ans plus tard. Tout avait changé. Kim Hill, vocaliste féminine et auteur de quelques uns des meilleurs titres du groupe, avait quitté le navire pendant l'enregistrement de "Bridging The Gap", sûrement excédée d'oeuvrer dans l'ombre du groupe depuis leur tout début. Elle fut rapidement remplacée par Fergie. Difficile de mesurer l'influence qu'elle a eu sur le groupe. Reste que ce troisième album ne relève plus de l'album de Hip Hop mais bien de l'album pop. Rien de mal à ça, au contraire. Mais Entertainment Weekly, dans sa critique, résume très bien les choses, écrivant à l'époque : "They try dancehall (Hey Mama), salsa (Latin Girls), even nu-metal (Anxiety with Papa Roach), but the biggest offense for a once smart-sounding rap collective is "Where Is the Love?", the horrifyingly trite single. It's enough to make longtime fans wonder, Where are the Peas?" Le groupe a franchi la barrière qui sépare le "conscient" du "neuneu". Mais les ventes suivent. Elles explosent même : 8 millions de copies écoulées dans le monde.

Quatre singles plus tard, ils embrayent directement sur "Monkey Business" qui met Fergie encore plus en avant et pousses les vices de "Elephunk" encore plus loin. Après avoir fustigé les attitudes hypocrites des rappeurs bling bling dans leurs deux premiers albums, les BEP sortent ce qui est à ce jour leur chanson la plus parodiée et moquée - pour de bonnes raisons - "My Humps" : matérialisme éhonté (six marques - la plupart de luxe - cités dès le premier couplet), couplet qui fait rimer "sexy" avec "sex me" et un autre qui dit “Mix your milk with my cocoa puff/ Milky, milky right.” Les Grammy Awards ont beau avoir donné l'album de l'année à Arcade Fire cette année, ils l'ont aussi donné à cette chanson. Meilleure chanson pop en 2005. Si même Alanis Morissette s'est sentie obligée d'en sortir une parodie, c'est que forcément quelque chose ne tournait pas rond là-dedans.

Car sur ce même album, on trouve aussi "Pump It". Sur le site de la maison de disques, on pouvait alors lire ceci : "I was in Brazil doing some CD. I came across this compilation and I thought it was one thing but it turned out to be something else. The Dick Dale song Miserlou was on it. At first, I was angry this isn't what I wanted to buy. But then, really, that song is hot. I said, 'We should do a song like this.' I jump-started the computer and made some beats on the train. Then we had to fly to Tokyo and I tightened up the beat on the plane. Then I recorded vocals in this park in Tokyo, and that's how we recorded the song 'Pump It'." Loin de moi l'idée de faire du sarcasme mal placé mais Will.I.Am serait-il donc le seul occidental à n'avoir pas écouté, au moins une fois dans sa vie, la bande originale de PULP FICTION ? Mais l'honneur est sauf : "Monkey Business" fait mieux que le précédent et se vend à 10 millions d'exemplaires dans le monde !

Reste un pur album de pop music, séduisant par bien des aspects : fun, décomplexé et parfait pour les night-clubs et la radio...Mais aussi pour les pubs, les bandes-annonces, les bar-mitzvah, les congrès politiques etc...

S'écoulèrent alors 4 ans. Tout avait, à nouveau, changé. Fini le Hip Hop conscient. Fini le pop-R&B. Bienvenue à la dance music. Entertainment Weekly écrivit à propos de "The End" que c'était du "pure Top 40 nirvana". A raison. Avec des singles comme "I Got A Feeling" ou "Boom Boom Pow", les Black Eyed Peas sont devenus l'emblème mondiale de ce que l'on appelle communément la musique "mainstream". Et pour paraphraser un médecin unanimement médiatique dans les années 90, "ce n'est pas sale". Mais le "mainstream" a aussi son côté obscur et cela se matérialise sous la forme de paroles comme "Fast internet. Stay connected in a jet. Wi-fi, podcast. Blasting out an SMS. Text me and I text you back. Check me on the iChat. I’m all about that h t t p . You’re a PC I’m a Mac. I want it.. Myspace in your space. Facebook is a new place. Dip divin’ socializin’. I’ll be out in cyber space. Google is my professor. Wikipedia checker. Checkin my account. Loggin in and loggin out" Pour le commentaire social, on repassera. Mais peu importe, ça vous a sûrement fait oublier vos soucis quotidiens en vous donnant "la sensation de passer une bonne soirée". Le monde doit avoir de sacrés soucis car le groupe a vendu plus de 11 millions de copies de "The End". Encore mieux que les deux précédents !

Vous avez sûrement fait le graphique des ventes dans votre tête. En 15 ans, les ventes des Black Eyed Peas n'ont cessés d'augmenter - ce qui est loin d'être une mauvaise chose. Personne ne peut reprocher à un artiste - quel qu'il soit - de vendre des chansons. Vendre ses albums par millions ne devrait jamais être un argument pour dénigrer un artiste. Mais que penser des Black Eyed Peas ?

On se fait toujours une idée un peu romantique des artistes - même quand ils vendent leurs titres par semi-remorques entier dans des hyper-marchés. On les imagine créer pour la beauté de l'Art. C'est de cette façon que les Black Eyed Peas apparaissaient à leur début, à la fin des années 90. Qu'on leur reconnaisse du talent ou pas, ils donnaient l'impression d'avoir des choses à dire et avaient une façon bien à eux de la dire. Le propre d'un "artiste".

Mais depuis 2003, chaque single, chaque album, chaque concert résonne comme une démarche purement froide et commerciale. Tout résonne comme une réflexion marketing, s'amplifiant au grès de années et au grès du succès. Combien ont-ils touchés pour ces 10 secondes de pure publicité pour HP au début du clip de "Boom Boom Pow" ? Combien cette marque de montres fantaisie a-t-elle du déboursée pour apparaître en long et en large dans le clip de "The Time (Dirty Bit)" ? Et je ne parle pas ici d'un boys band pré-pubère ou d'une bitchy pop blonde créé de zéro par des producteurs sans foi ni loi pour qui seul le cash récolté compte. Je parle d'un groupe qui faisait de la musique dans son garage avant de se voir ouvrir les portes des majors. Depuis "Elephunk", tout semble calculé : ce passage soudain à un son pop-R&B dénué de tout autre message que celui du fun et de la rigolade puis à ce son dance sans imagination qui semble produit à la chaîne comme à l'époque fameuse de l'eurodance des années 90.

Quand vous jetez un oeil aux interviews du groupe et en particulier de Will.I.Am, vous lisez des choses comme "je voulais revenir aux bases du Hip Hop" (peace, love & having fun, n'est-ce pas...), vous lisez de multiples références au futur et à l'innovation. Pour citer Fergie : "I'm so 3008. You so 2000 and late. I got that boom, boom, boom". A force de le répéter à corps et à cris dans les interviews, dans leurs morceaux et dans leurs clips, cette image futuriste et innovante a fini par rentrer dans l'inconscient collectif : les Black Eyed Peas sont des innovateurs, ils transforment la musique, ils expérimentent, repoussent les barrières. Voyez la vague qui a suivi le succès phénoménal de "I Got A Feeling". Toute la scène R&B américaine y a vu le "futur de leur style musical", ignorant par la même occasion qu'ils ne faisaient que répéter un style vieux de 20 ans qui avait juste eu le tort de ne pas dépasser les frontières de l'Europe.

En d'autres temps, d'autres gens comme Outkast, les Neptunes ou Timbaland ont été appelés des innovateurs. Eux aussi, toute la scène R&B américaine se disputait leurs productions. Eux aussi, leur musique était calibrée pour les dancefloors. Pourtant, au sommet de leur gloire, personne ne leur a jamais reproché de faire "comme machin" ou "à la manière de bidule". On disait percevoir des éléments de house music dans les sons de Timbaland par exemple. Mais tout semblait réellement nouveau. Même avec la pression de devoir écouler des millions de copies de leurs artistes, ils tentaient toujours de nouvelles choses sans (presque) jamais singer des styles venus d'ailleurs. L'enjeu commercial était bel et bien là mais la musique semblait primer avant tout, le degré expérimental de certaines productions atteignant parfois (souvent), au moment de leur sortie, des sommets assez hallucinants.

Alors, loin de moi l'idée de faire celui qui se complait dans le "c'était mieux avant" : des gens comme Kanye West, Diplo ou Kno (des Cunninlynguists) continuent d'innover, de trouver des sons, des formes d'expression nouvelles pour le Hip Hop en particulier et la musique en général. Mais les Black Eyed Peas, malgré ce qu'ils aimeraient faire passer comme message, ne semblent pas dans cette démarche. Leur quinze ans de carrière donne cette impression bizarre qu'ils se sont un jour retrouvés, fatigués d'essuyer des échecs commerciaux, pour orchestrer leur transformation et manigancer leur prise de pouvoir sur les charts mondiaux. C'est évidemment impossible à vérifier. Mais malgré tout le bonheur qu'ils semblent donner aux gens sur la piste de danse et ailleurs, les Black Eyed Peas m'apparaissent souvent comme le comble du cynisme dans la musique moderne. Et ça, c'est très triste...


1 commentaire:

  1. Intéressant, C'est un peu à l'image de leurs carrières solo ...
    Quand on voit que les Cunninlynguists ont vendu 800 exemplaires de leur dernier album... J'étais à leur concert, et ils souligné le fait qu'il ny a personne entre leur musique et le public pas comme les BEP.

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